Je me souviens de mon professeur de philosophie de terminale qui prétendait que les artistes – et en particulier les danseurs et les chanteurs – devraient être rétribués par la Sécurité sociale parce qu’ils sont de véritables catalyseurs d’énergie, un antidote indispensable à la lourdeur de nos systèmes intello-administrativo-technocrato… qui sclérosent la vie et étouffent l’élan créateur! Ancien «soixante-huitard», lui aussi, il était dans son genre un «drôle d’artiste», notamment dans sa manière d’enseigner et de rendre vivante la philosophie. Non seulement il m’a fait aimer Nietzsche, René Char et Saint-John Perse, mais il a su aussi me faire comprendre que le plus important dans la vie est de rester fidèle à soi-même et d’essayer de réaliser ses rêves.
J’ai tenté de réaliser les miens et de rester fidèle à moi-même, mais cela n’a pas toujours été facile, car vivre de son art, sans forcément être référencé, homologué et patenté par les autorités officielles s’avère un formidable défi qui, en plus d’un réel talent, demande une pugnacité hors du commun! Si l’on est apparemment encouragé par le discours politique, dans la réalité, tout est bien différent. J’ai cependant fini par comprendre qu’il était stérile de rejeter en bloc le système en place ou de se résigner à une marginalité et à un assistanat castrateurs, et qu’il était plus intelligent d’y entrer en toute humilité, certes sans y perdre son âme mais pour se donner les moyens d’œuvrer doucement à son changement afin de participer ainsi à l’évolution d’une société en mutation. Le règne des brontozores seulement limités à des appétits reptiliens égoïstes et personnels est de plus en plus décalé face au formidable éveil des consciences qui nous oriente davantage vers une économie mondiale en lien avec la sauvegarde de la planète et du vivant. Aussi, en tant que pionniers, n’est-ce pas le rôle des artistes conscients et responsables de l’émergence de ce nouveau monde que de proposer des idées et des structures beaucoup plus «aérodynamiques» allant – c’est le cas de le dire – dans le sens du vent?
Dans la logique de la vie, il y a un temps pour recevoir, un temps pour expérimenter et un temps pour transmettre. Trente ans de danse, presque vingt ans de psychothérapie et l’expérience acquise par la recherche obstinée du travail sur le corps m’ont conféré la mission de transmettre ce qui est bien au-delà d’une technique et qui, par définition, est invisible et intransmissible: le mouvement de vie. Mais ce qui ne se voit pas peut se sentir, se ressentir et ainsi se transmettre d’un corps à un autre, comme la vie qui s’engendre et se transmet par un acte d’amour.
De ce fait, la grande gageure de cette recherche a été de tenter de recréer la structure d’un corps qui puisse de nouveau se laisser traverser par ce mouvement de vie, de telle sorte que l’on n’essaie plus de vivre, on est vivant, et on n’essaie plus de danser, on est la danse.
Ivre de beauté idéale, j’ai cherché le secret d’un envol aux lignes parfaites, défiant les lois de la gravité dans l’ascèse du ballet classique. Avide de rythme et de sensualité, j’ai décalé mes hanches et mes équilibres au paroxysme d’un mouvement exhibitionniste et provocateur avec le jazz. Dans une exaltation de liberté absolue, j’ai cherché les origines grecques de la danse à travers un corps libéré des contraintes de la technique par la danse libre. Avec la danse africaine, j’ai cherché à m’abandonner jusqu’à la transe afin de découvrir l’orgasme d’une pulsation extatique.
Dans la danse butô, j’ai cherché le mouvement au-delà de la conscience, comme le vecteur d’un autre moi-même. Avec la danse sacrée, je me suis fondu corps et âme dans une communion universelle afin de n’être plus qu’énergie et vibration.
«Que rien de ce qui concerne la danse ne me soit étranger» telle était ma devise, parfois ma folie, jusqu’à ce que je perce le secret du mouvement qui les rassemble toutes en une seule, jusqu’à ce que je perce le secret de la spirale de vie qui ne laisse rien en dehors d’elle!